Soudain, ce livre, négligemment, sur une table au chevet d'un canapé, dans le ventre d'une maison perchée comme un arbre perché, campée sur ses poutres de bois brun et sa faille effrayante, une maison de barde en équilibre fragile, une cabane de sauvageonne ou un nid de pinsons. J'y étais de passage, dans la magie colorée de cet antre familier où j'arrivais pourtant pour la première fois.
C'était à Lyon. Ceux qui savent sauront.
Et puis ce livre dans cette maison : Paradis argousins, de Victor Blanc.
Alors on peut commettre l'erreur du butinage, et lutiner l'ouvrage sans l'effeuiller vraiment.
J'ai commis cette erreur.
Le peu de texte échappé m'a tiré la langue, avec une outrecuidance rare. J'ai feuilleté vite fait, comme si ça gênait, j'ai reposé l'ouvrage avec quelque chose comme "ah, je reconnais bien là Victor".
Seulement voilà.
Avec son insolence instantanée, la mélopée numérique des amours léthargiques m'a emboité le pas de sa petite musique têtue.
En revenant de là-bas, j'ai illico commandé les Paradis de Victor en librairie.
Et me voici propriétaire. Être propriétaire d'un paradis ou même deux, c'est prendre des risques. Je les ai pris.
Des paradis cohérents, à l'Editeur près. Publié au Temps des cerises, Victor écrit
"Jean et les siens crient des slogans pareils
Aux vieilles chansons
Tout ça n'empêche pas Nicolas
Qu'la Commune n'est pas morte
Eugène Pottier Jean-Baptiste Clément
Les fleurs à jamais refleurissent des cerises de jadis".
Le Temps des Cerises, ça lui va bien, à Victor, quand même. Lui qui battit le pavé, avec Almarita Milasol et puis tant d'autres, mais chut. L'Histoire n'a que faire des petites histoires. Quoique.
Un pinardier qui vend du vin par amour et non par opportunisme a le vin noble et il sait le partager. Ainsi en va-t-il des poètes des temps modernes qui vendent un milli poil de conscience.
Victor Blanc entre dans la littérature comme on entre en politique : avec engagement. Et il raconte le monde avec une acuité sans concession.
Les Paradis argousins se lisent comme un roman. Il y a un fil que l'on ne perd jamais, sur fond de berges de Seine et au long cours de la spirale de "l'escargot" parisien, symbole peut-être de toutes les déshérences, arrière-plan urbain pour lequel il cultive tendresse et dégoût à la fois. Victor prend la plume comme une caméra, et il montre du doigt comme un môme mal élevé. Victor a le journalisme poétique. Il a la caricature sociale mais aussi la description réaliste.
Je m'en allai dans ces marais salants
Que sont les berges de la Seine
Le fleuve est un crachat de la terre
La Tour Eiffel les jambes arquées
Comme pour accoucher de la misère du monde
Surveillait le périph et les Champs-Elysées
Dans le Paris de Victor, le monde en marche fait son œuvre, avec ses petites milices qui se promènent en escouades dans le halo des gyrophares pour sauver la cité de ses fumeurs d'étranges cigarettes, ses délinquants dérisoires qui fuient, éperdus, pour des crimes ridicules. Dans le Paris de Victor, on se surprend une petite chamade quand Julien se fait pincer et qu'il passe la nuit en garde à vue, et une petite nausée de désillusion quand le poète, terré sous une voiture pour échapper à ses poursuivants, décrit la ville du plus bas qu'il peut. Dans le Paris de Victor, le fait divers devient une accusation.
La tension monte tout au long de l'ouvrage pour finir avec la mise en scène satirique du "Jubilé présidentiel", parodie du simulacre de débat qui nous a presque tous, en France, collés au carreau cathodique au printemps 2012. Une parodie qui s'achève par le consensus proclamé à l'unisson par les deux protagonistes : "Austérité". Ça claque comme le mot de la fin d'un vaudeville, ça nous laisse pantois et légèrement honteux d'y avoir cru ne serait-ce que cinq minutes, c'est un peu comme lorsque l'amant et le mari se réconcilient en trinquant au bistrot du coin. L'épousée, ici, c'est la République, mais c'est pareil, elle est bafouée dans la liesse générale. C'est Ubu, et c'est nous au milieu de la cohue et des injonctions contradictoires, c'est Victor Blanc en metteur en scène des personnages de Jarry, c'est une petite pichenette à nos absurdités, à nos surdités.
"Hi-han fait l'horloge
On lui avait pourtant dit
Que ce n'était pas l'heure de braire
Les deux armées se font face"
Victor réinvente la chanson de geste : il y a du roman, mais c'est une chronique féroce de notre contexte politique et social. C'est une interpellation.
Victor bouscule les genres. Il réussit cet époustouflant tour de force d'écrire un livre de poésie comme un roman, comme une pièce de théâtre, comme une chronique, sans jamais nous permettre d'oublier qu'il est poète avant tout. Une poésie truculente où le vocabulaire fleurit sur les pages avec parfois des anachronismes savoureux, mais aussi avec des néologismes, des inventions sémantiques. Une poésie qui jaillit en contrepoint, à chaque collision des genres, à chaque croisée des verbes. Il y a des joyaux surannés comme "cestuy là", "Jaime à croire/Qu'ils renaîtront/Si les mande vesprée" (avec dérision, parlant de ses propres vers fatigués), et bien sûr "les argousins" qu'il réactualise avec brio, comme on actualise sa page web.
Le Paris de Victor Blanc est virtuel, comme le suggérait déjà sa "Réalité augmentée". De ce virtuel ourlé d'une réalité bleue comme le reflet de nos incantations sur les réseaux sociaux, miroir déformant et amplificateur des rumeurs médiatiques...
"Le matin se fait à sueur d'Evangile
Un ciel bleu
Comme un écran d'erreur"
Les Paradis argousins de Victor Blanc font écho aux "Paradis artificiels". Peut-être.
L'ouvrage est ainsi parsemé de références subtilement amenées. Victor ne se réclame pas de, il est, simplement, héritier. D'Aragon, de Rimbaud, de Baudelaire, mais aussi d'Hugo, de Molière... On le sent grandi au verbe comme d'autres le sont au grain. Victor a mangé de la littérature quand il était petit : elle est dans le bois dont il est fait. Aussi, quand il montre son héritage, il est naturel comme un fils peut l'être. Ni emprunté, ni pédant. Légitime.
Victor Blanc fait vivre le verbe avec modernité, tout en rendant leurs lettres de noblesse à la rime et la métrique. Je me souviens avoir lu quelque part de sa plume quelque réflexion sur la débauche de vers libres en poésie contemporaine, avec une pointe de nostalgie peut-être pour l'écriture plus codifiée...Aujourd'hui, libres, ses vers le sont autant que lui-même. Mais il a mis l'alexandrin dans sa poche, l'octosyllabe, les pairs, les impairs, des rimes riches, parfois léonines - "Pour s'élever le rosier doit laisser tomber son tuteur/Comme un enfant son instituteur" - croisées (il les affectionne), mais aussi embrassées... Et il leur fait prendre l'air avec jubilation.
Mais Paradis argousins, c'est aussi de la prose, des vers libres, des slogans, des chants révolutionnaires...tout un attirail ludique, une grande boîte de Meccano où Victor a puisé les engrenages des machines d'autrefois pour les combiner avec les matériaux contemporains : il y a de la loco à vapeur, du Boeing 747 et de la fusée Ariane dans son engin, un véhicule inédit à nous faire voyager dans une poésie 3.0., où la machine d'écriture est au service du rythme et du propos, sans digression auto satisfaite. Sans que la forme prenne le pas sur le contenu, et sans qu'elle soit affichée comme un parti pris esthétique.
Et Victor Blanc nous interpelle. Il est cohérent avec "Réalité augmentée", sa première publication.
Victor a grandi, c'est tout, et il n'a rien renié. Je lui en sais gré.
Dans "Réalité", il y a "La chaise", un texte à Mumia Abu-Jamal.
Dans les "Paradis", il y a "Un nom", un texte daté du 21 septembre 2011, jour de l'exécution de Troy Davis.
Dans "Réalité", un poème intitulé "Flics en folie et fragrances", qui collectionne les flics, comme les flaques collectionnent les plics et les plocs, où la musique prévaut et où le ridicule ne tue que la logique policière : "flics Sur l'ardoise/flics Sur les fables/flics Sur les tables/flics Entre les lignes/flics A marelles..." Un texte qui préfigure Paradis argousins, peut-être.
Il a inventé pour nous des personnages touchants et pathétiques. Dans son premier ouvrage, quelqu'un s'appelle Ventru. Dans Paradis argousins, on fait connaissance avec Jean de la Crise. Ventru et Jean de la crise, peut-être jumeaux, peut-être pas, Jean de la Crise, l'honnête homme privé de travail, ou de dignité, ou de rêves, Jean de la Crise, peut-être moi, peut-être vous, un brave Jean. Jean de la Crise et Ventru, tout à la fois, le peuple deux en un, martyr ou fakir, champion de la douleur anesthésiée :
Le peuple est un fakir
Sans qui les bris de verre
Font vitre.
Jean de la Crise, peut-être vous, peut-être moi, baladé et abusé...
Jean sur le toit de l'usine :
"Capitalisme
J'écris quelque chose comme
Ton nom"
Et dans l'anaphore d'Eluard ainsi malmenée, prend la mesure de la désespérance qui veut.
Victor Blanc interpelle Jean de la Crise, avec élégance. Sans le culpabiliser, mais avec désespoir. C'est peut-être là son génie. Parce que Jean de la Crise, il n'est pas le mouton que Victor a bien voulu nous camper. Il a peut-être encore une oreille pour le désespoir. Jean de la Crise a son monologue (ou son quant à soi) pour lui, et s'il se tient à carreaux, c'est juste parce qu'il lui faut bien survivre.
"Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Je vois la pitié comme une tâche de sang, une lèpre en devenir. Aussi vous offrirai-je ces soleils embusqués, par un petit matin pâle où l'horizon vous fait un pied de nez. (j'ai faim, j'ai froid, les discours me sont un oreiller.) C'est en passant que j'ai vu de la lumière, la Crise me disait : "Va-t’en !" et je lui répondais "Reviens-t ‘en !"."
Qui sait si Jean de la Crise, un jour, peut-être, aux injonctions répétées de Victor Blanc, à l'usure du quotidien, à la lassitude des simulacres de cérémonies, au ras le bol de l'omni pensée, qui sait si Jean de la Crise, un jour...
La Révolution. Une affaire d'astres, d'attraction universelle, de déterminisme cosmique ou de périodicité. Une question d'humilité. Entre l'individu et le peuple, le chemin, c'est où, enfant ?
Prophète, Victor Blanc ? Peut-être pas. Agitateur, sans doute. Poète, absolument.
Victor Blanc a vingt et un an. Il promet.
À suivre.
